Le bord des mondes, Palais de Tokyo, Paris, 2015
Peut-on faire des oeuvres qui ne soient pas « d’art » ?
C’est en s’interrogeant avec Duchamp sur l’essence de la création et ses territoires que le Palais de Tokyo explore les mondes interstitiels, à la lisière de l’art, de la création et de l’invention.
L’exposition Le Bord des mondes invite à un voyage aux confins de la création, en révélant les prodigieuses recherches et inventions de visionnaires au-delà du territoire traditionnel de l’art.
Des créatures de plage géantes de Theo Jansen aux étonnants chindogu de Kawakami Kenji en passant par les poétiques attrape-nuages de Carlos Espinosa, l’exposition invite à emprunter des sentiers interdits et à chevaucher sur la faille qui habituellement sépare la création artistique et l’invention créative.
A la lisière de l’art et de l’invention, l’exposition fait voler en éclats les frontières entre les mondes, entre territoire artistique identifié et mondes parallèles absents du système de l’art, en explorant le fécond précipice qui peut les unir.
Commissaire : Rebecca Lamarche Vadel
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/Laurent Derobert /Rose-Lynn Fisher /George Widener /Jerry Gretzinger /Kenji Kawakami /Zdenek Kosek /Jesse Krimes /Théo Jansen /Arnold Odermatt/Bridget Polk /La SAPE (Société des Ambianceurs et personnes elégantes) /Tomas Saracenos /Game of states.
Musée d'Art Moderne-Département des Aigles, la Monnaie de Paris, 2015
Marcel Broodthaers est un artiste polymorphe, poète, plasticien, réalisateur de films, photographe, qui a anticipé la réflexion sur les rapports entre l’œuvre d’art, le musée et le public.
Son œuvre résonne tout particulièrement à la Monnaie de Paris qui s’interroge elle-même sur ses collections et sur le parcours muséographique qui ouvrira en 2016. Marcel Broodthaers a créé une production artistique majeure sur une période de seulement dix années. Abandonnant ses études de chimie en 1942, son travail est rythmé par la poésie, des publications d’articles et de critiques d’art dans des revues belges, mais aussi par le cinéma. Ses modèles étaient alors Mallarmé et Magritte qui l’ont profondément influencé, sans oublier Courbet, David, Ingres et Corot. En 1962, Marcel Broodthaers est déclaré et signé « œuvre d’art authentique et véritable » par Piero Manzoni qui lui délivre une carte d’authenticité.
C’est en 1964 qu’il plante dans du plâtre 50 exemplaires invendus de son dernier recueil de poésie intitulé Pense-Bête, œuvre qu’il expose pour la première fois à la galerie Saint-Laurent à Bruxelles. Il déclare sur le carton d’invitation de l’exposition : Cette première exposition personnelle de Marcel Broodthaers marque ses « débuts » officiels en tant qu’artiste. L’humour traverse son travail qui joue sur les rapports entre l’œuvre et sa représentation, entre l’original et la copie, entre la fiction et le réel.
Le Musée d’Art Moderne - Département des Aigles, à laquelle l’exposition à la Monnaie de Paris est dédiée, s’inscrit dans le contexte de 1968 en Europe, marqué par la réflexion sur les changements de la société, de l’art et de ses institutions. Malgré lui, Marcel Broodthaers en devient l’un des acteurs majeurs en participant notamment à l’occupation de la Salle de Marbre du Palais des Beaux Arts de Bruxelles.
Marcel Broodthaers s’autoproclame « directeur » et « conservateur » du Musée d’Art Moderne - Département des Aigles. Il l’annonce dans des lettres ouvertes sur papier en tête de la Section Littéraire. Il ouvre la Section XIXème dans sa maison à Bruxelles au 30, rue de la Pépinière. Composée de cartes postales, d’une projection, de caisses vides de transport d’œuvres, cette section du musée est le point de départ de sa renommée internationale. Chaque nouvelle section s’ouvre dans une ville différente, connaissant elles aussi des ouvertures officielles, par exemple la Section XVIIème siècle à Anvers.
Une institution qui, durant quatre ans, entre 1968 et 1972, va interroger la valeur de l’œuvre d’art en soi et dans son contexte d’exposition. Un questionnement de la notion de musée et de son rôle que Broodthaers fait passer entre le ton de la fiction et de la réalité.
« Une fiction permet de saisir la vérité et en même temps ce qu’elle cache ».
La Monnaie de Paris propose une approche intuitive de l’œuvre de Marcel Broodthaers et de son histoire fascinante avec son épouse, Maria Gilissen. C’est à travers sa mémoire et sa vision qu’est conçue cette exposition après trois ans de recherches, pour présenter à la Monnaie de Paris pour la première fois non pas l’intégralité mais des « détails » de la section majeure du musée, la Section des Figures, grâce aux prêts des mêmes institutions, collectionneurs, antiquaires qui avaient été contactés à l’époque par le Département des Aigles.
Vingt-quatre ans après la rétrospective que lui a consacré le Jeu de Paume, cette exposition ouvre à Paris où il n’avait jamais présenté de section de son musée mais qui avait accueilli au Centre National d’Art Contemporain (Hôtel Rothschild) en 1975 sa dernière exposition et l’une de ses réalisations les plus significatives, L’Angélus de Daumier, sous la direction de Pontus Hultén assisté par Jacques Caumont puis Alfred Pacquement qui préfigurait l’ouverture du Centre Georges Pompidou. A cette occasion, Marcel Broodthaers semble avoir le sentiment d’être arrivé à une forme d’aboutissement de ses réflexions sur l’art.
La Monnaie de Paris s’est confrontée à la même question que les autres institutions qui ont montré son travail depuis son décès : comment exposer l’œuvre d’un artiste qui fait de l’exposition elle-même un moyen d’expression artistique ? Marcel Broodthaers termine son aventure du musée en 1972 à la Documenta V avec le Musée d’Art Ancien. Galerie du XXème siècle.
« Fondé en 1968 à Bruxelles, sous la pression des vues politiques du moment, ce musée ferme ses portes avec la Documenta. Il sera passé d’une forme héroïque et solitaire à une forme voisine de la consécration […] Il est donc logique qu’à présent, il se fige dans l’ennui ».
L’exposition est complétée par un projet de l’artiste. Le jour de l’inauguration, le 16 avril, en écho à l’Ile du Musée et en référence au Bateau sur le Rhin, deux projets non réalisés de Marcel Broodthaers, une péniche remonte la Seine avant d’accoster en face du Pont Neuf, de la même manière qu’en 1971 Marcel Broodthaers avait pensé lui faire remonter le Rhin avec du matériel et des œuvres d’art, pour être déchargés et trouver une place dans l’exposition.
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Canibalia, Fondation Kadist, Paris, 2015
Canibalia est une recherche et un projet d’exposition autour de la notion et de la figure du cannibale réalisés par Julia Morandeira Arrizabalaga. Réunissant des artistes d'Amérique du Sud et du Nord, du Portugal et d'Espagne, l'exposition propose une exploration visuelle de l’anthropophagie.
Le cannibale est une invention récente. Sa première mention date du voyage américain de Christophe Colomb en 1492, lorsqu’il entend parler de mangeurs d’hommes dans des tribus belliqueuses habitant sur les îles du sud de l'archipel des Caraïbes, "qui avaient juste un œil, un visage de chien", appelés carib et caniba. La création de ces deux termes - qui ont ensuite à la fois désigné le monstre anthropophage et la zone géographique qu’il occupe - résume bien le creuset colonial, moderne et capitaliste dans lequel cette figure s’est construite. Le cannibale a ainsi défini un sujet, un territoire et un imaginaire instable et spéculatif dans lesquels les spectres renouvelés d’altérité, d’anxiétés culturelles et d’intérêts impériaux ont convergé. Être sacrifié, coupé en morceaux, dévoré devient alors la crainte la plus récurrente dans l’imaginaire des Européens envers l'Amérique, donnant naissance à une multiplicité de significations et d’images du trope du cannibale.
Cependant au XVIe siècle, le cannibalisme avait plus à voir avec les idées et l'imagination qu'avec l'acte même de manger, faisant plutôt référence à d'autres manifestations telles que la féminité vorace, la sorcière lascive ou encore la tension masculine coloniale entre le désir de manger et la peur d'être mangé. Il a ainsi contribué à dépeindre l'Amérique comme un lieu d’abondance et d'exubérance mais également comme un lieu d’abjection, aux pratiques sexuelles « innommables » et aux « mauvaises habitudes ». Au-delà de la morale, le cannibale pouvait aussi faire référence à l'Indien rebelle et à la main-d'œuvre d’un nouveau système d'exploitation et d’expropriation. Il était la marque du sauvage, du sans foi ni loi, de tout ce que la modernité considérait comme primitif, toujours représenté avec des motifs végétaux. Le cannibalisme se trouvait aussi à cette époque au cœur des débats juridiques, faisant du cannibale un objet de loi et de justification pour la conquête, mais aussi à l’inverse, une métaphore de la violence des colons. A l’âge des premières collections et classifications de la connaissance, l'Indien cannibale devint aussi un objet naturel d'étude ethnographique et d'exposition. En somme, il était l’expression d’une terreur culturelle.
Depuis sa création, la figure du cannibale déborde donc du simple acte anthropophage, s’inscrivant davantage dans l’idée de guerre et de vengeance. Manger l'autre signifiait manger sa position et sa perspective sur le monde, ce qui impliquait la transformation de soi à travers l'incorporation de l'autre ainsi qu’une compréhension de la société comme une force centrifuge d'échange. Ce schème fonctionne dans un contexte où les partitions modernes entre la nature et la culture, l’animé et l’inanimé, l’humain et le non humain, n’opèrent pas. Au lieu de cela, il propose une topologie de perspectives et de positions dans un écosystème interconnecté, dans lequel la distribution prend la place de la production et l’échange se substitue à l'accumulation. On peut d’ailleurs tirer un fil vert du cannibalisme depuis les comptes-rendus des colons au XVIe siècle jusqu’à l’anthropologie aujourd’hui, en passant par les écrits et les travaux du mouvement Antropofagia dans les années 1920 au Brésil. Ceci fait à son tour écho aux luttes récentes pour la reconnaissance des terres indigènes et les droits de la nature.
Canibalia explore la construction du cannibale comme bricolage de ces différentes métaphores à travers la friction de documents historiques, d’objets et d’œuvres contemporaines. Le but est de perturber les archives visuelles et épistémologiques afin de remettre en question sa lecture naturalisée et univoque. Le cannibale forme une image instable et sismique à travers laquelle différentes temporalités et lignes de fuite entre des sujets à première vue éloignés, mais pourtant profondément liés, convergent et entrent en collision. C’est par conséquent l’ambivalence fondamentale du trope du cannibale que l’exposition rend visible : comment le cannibalisme – considéré comme un paysage métaphorique – défie et réarticule constamment la rhétorique de la colonialité, qu’elle soit impériale ou globale ; comment il implique à la fois la peur de la dissolution de soi et l'appropriation d’une différence. Explorant cette logique de prédation, de capture et de digestion de l'autre, Canibalia pose l’hypothèse d’une géographie de positions et de perspectives dévorantes, dans laquelle le sujet, le territoire et l'environnement reflètent la plasticité de la pensée. En résumé, elle est une invitation d’où (re)penser le cannibalisme et le cannibale comme espaces de dissidence, de désir, de communauté, d’écologie et d’échange.
Commissaire de l’exposition : Julia Morandeira Arrizabalaga
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/Théodore de Bry Jeleton /Runo Lagomarsino /Candice Lin /Pablo Marte /Carlos Motta /Pedro Neves Marques /Manuel Segade /Daniel Steegmann Mangrané.
Foreign office, Bouchra Khalili,Palais de Tokyo, Paris, 2015
Bouchra Khalili, Lauréate du Prix SAM pour l’art contemporain 2013 (née en 1975 à Casablanca, vit et travaille à Berlin) articule subjectivité et histoire collective pour interroger les relations complexes entre l’Histoire coloniale et postcoloniale, les migrations contemporaines, leurs géographies et les récits et l’imaginaire qui en sont issus.
Elle présente, à l’occasion de son exposition au Palais de Tokyo, une nouvelle série d’œuvres, sous le titre générique Foreign Office, composée d’un film, de photographies et de documents. Produit à Alger, ce nouveau projet s’inscrit dans la recherche développée par l’artiste depuis une décennie autour des formes et des discours de résistance tels qu’exprimés par des membres de minorités issus des histoires coloniales et postcoloniales.
Avec Foreign Office, Bouchra Khalili revient sur la décennie 1962 – 1972, lorsqu’Alger devint la « capitale des révolutionnaires » après l’indépendance de l’Algérie. La ville accueillit alors de nombreux militants des mouvements de libération d'Afrique, d'Asie et des Amériques, tels que la Section internationale du Black Panther Party d’Eldridge Cleaver, l’ANC (Congrès national africain) de Nelson Mandela ou encore le PAIGC (Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert) d’Amilcar Cabral, jusqu’à l’oublié Front populaire de libération d’Oman et du Golfe arabique.
Prenant comme point de départ cette facette de l’Histoire algérienne, dont la transmission par bribes, sur le mode de la légende, l’a figée dans le passé, le film met en scène deux jeunes algériens d’aujourd’hui qui font le récit de cette histoire, interrogeant ses traces et les raisons de son oubli par leur génération. Les questions de l’oralité, de la langue et de leurs rapports au récit et à l’histoire forment le cœur du film, dessinant en creux une historiographie alternative.
La série de photographies élabore un inventaire des différents lieux qui ont abrité ces mouvements de libération basés à Alger, tandis qu’une carte produite par l’artiste les resitue dans la topographie contemporaine de la ville.
Comme pour chacun de ses projets précédents, ce corpus fait suite à un travail de recherche et de collecte de témoignages qui permet à l’artiste de proposer une méditation sur les modalités de transmission de l’Histoire et une lecture au présent d’un héritage collectif, en questionnant la matière qui compose cette H(h)istoire, ses potentialités narratives et ses résonances au présent et peut-être au futur.
Commissaire : Katell Jaffrès
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Above and Below, Mark Lewis, Le Bal, Paris, 2015
« Above and Below renvoie au titre d’une œuvre de Mark Lewis réalisée à Sao Paulo en 2014 : Above and Below the Minhocão. Le film montre le Minhocão, autoroute surélevée qui traverse la métropole, fermée à la circulation automobile le soir et le week-end quand promeneurs et cyclistes viennent s’adonner à différents loisirs ou se ressourcer. Le Minhocão a quelque chose du monument moderniste. Construit en 1970, il représente à l’époque le plus important projet d’infrastructure routière d’Amérique du Sud, avec 3,5 kilomètres de long. L’étalement urbain, l’intensité du trafic (80 000 véhicules par jour traversent le Minhocão), la pollution de l’air, le bruit, autant de facteurs contribuant à faire de cette excroissance matérielle de la modernité non pas un monument à la gloire de cette dernière, mais un symbole de sa « chute », soulignant le revers de la médaille des visées de progrès, de vitesse, de gestion des flux et également de croissance.
ABOVE AND BELOW REPRÉSENTE DONC AUSSI CE QUI DANS LE RÉEL SE CONFRONTE AUX RÊVES D’AUTREFOIS.
La notion d’expérience est au cœur du travail de Mark Lewis. Chacun de ses films, à quelques exceptions près, est construit en un plan unique ou, du moins, en a l’apparence grâce à un montage « invisible » de scènes répliquées ou mises bout à bout. La caméra avance lentement dans ce plan et donne l’impression d’un étirement du temps vers ce qu’on pourrait appeler une image « étendue ». Le spectateur a ainsi la sensation d’entrer dans le plan, une impression accrue par la taille de la projection qui rappelle l’échelle du corps face à un paysage, urbain ou naturel, ou une architecture. Une expérience sensorielle en découle, et c’est de cette expérience, de son potentiel, que peut surgir une conscience élargie du monde. Les mouvements de caméra dans le travail de Mark Lewis mettent en branle également un autre processus qui s’apparente au vertige. Le vertige crée une perte de repères, il ouvre le champ des possibles alors qu’il bouleverse les habitudes du corps, sa façon de se tenir, d’appréhender et de ressentir son environnement.
EN FAIT, LE VERTIGE MET LE SUJET À L’ÉPREUVE DU MONDE. IL L’OBLIGE À EXPÉRIMENTER CE MONDE AUTREMENT.
Dans la plupart des films de Mark Lewis, capital et « vie nue » s’entremêlent de façon inextricable, dans une plongée toujours vertigineuse dans le réel et ses interstices. Là s’y trouve la vie, là s’y trouve tout espoir de renouveau et de recommencement. L’espoir, ALL I WANT. À nouveau, ce qui s’expose ici, c’est la potentialité de la vie. Cette intensité qui change les choses, qui extirpe le monde de son immuabilité apparente, il n’y a que l’attention pour la capter, un travail en soi. »
Extraits du texte « Above and Below » de Chantal Pontbriand, tirés du livre Mark Lewis, Above and Below, publié par LE BAL à l'occasion de l'exposition.
Commisaire invité : Chantal Pontbriand (Pontbriand W.O.R.K.S.)
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